L’émergence du web a apporté, avec lui, son lot de pratiques ancestrales : les notes. Tout comme le Guide Michelin distribue des macarons, l’utilisateur de Tripadvisor reporte son avis sur une échelle de 5. Tandis que sur Ebay, les vendeurs se voient affublés d’un pourcentage de confiance, sur l’Apple store, on ne choisit pas une application à moins de 3 étoiles…En ligne, on note tout et n’importe quoi, à base d’étoiles, de smileys et autres indices de satisfaction. La pratique est courante, et socialement acceptée dès lors que deux règles sont respectées : nous sommes tous prompt à noter les autres, surtout si nous sommes anonymes, mais pas l’inverse, surtout par des personnes qui sont anonymes.

Et vous, quelle note avez-vous ?

Évaluer les gens n’a rien de problématique en soi. La question critique est la suivante : qui est le sujet du vote, sur quels critères et pour quoi ? Dès le collège, on entend des enfants noter l’apparence physique de leurs camarades : transposition des systèmes scolaires qui évaluent les performances avec des notes. Considéré comme puéril ou politiquement incorrect, le fait de noter le physique de ses congénères, souvent du sexe opposé, est une pratique quasi universelle, mais qui se veut plus discrète en avançant en âge et en époque. Ce n’est d’ailleurs pas uniquement un sujet sociologique, il intéresse aussi le monde scientifique. L’intelligence artificielle, omniprésente, se veut déjà capable d’évaluer votre physique. Le site deeplooks.com, sur lequel on se jette dès qu’on sait qu’il existe, utilise une technologie japonaise pour noter la beauté de votre visage.

Facebook lui même, dans les années 2000 a été conçu autour de cette thématique : noter ses camarades étudiants sur la base de leur physique. Heureusement pour lui, Zuckerberg a su faire évoluer son produit, grâce à ses « Likes », pour ne pas en faire un simple système de notation de trombinoscope. Malheureusement pour lui, le Washington Post dénonçait l’année dernière que ces notations existent toujours, uniquement à usage interne pour évaluer la fiabilité de ses utilisateurs [1][2]. Ce n’est plus un simple jeu ; c’est un nouveau moyen de classifier, évaluer et finalement contrôler ce que sont et ce que font les individus.

Au motif de lutter contre les fake news – argument similaire à la lutte contre le cyberterrorisme et n’importe quoi d’autre d’ailleurs – Facebook se permet ainsi de bloquer les utilisateurs et contenus à sa guise. Cette censure, différente du bannissement polémique d’Infowars [4] par les GAFA, pose problème surtout par son opacité. Les algorithmes qui déterminent vos notes se basent sur des règles inconnues et dont on ignore les finalités. Outre le côté discriminatoire de la chose, on touche désormais aux libertés fondamentales : liberté d’expression, égalité de traitement et respect de la vie privée.

Des pratiques douteuses mais pas considérées comme des dérives

Certes, ces dérives ne sont ni récentes ni restreintes aux usages de l’internet ; de nombreuses œuvres d’anticipation ont vu arriver le contrôle de la foule par la notation. L’un des derniers exemples en date est un épisode de la très populaire série Black Mirror[5], qui montre une société régie par la cote personnelle. A bien des égards, ces pratiques ne sont même pas considérées comme des dérives. A l’image de ces enfants qui notent leurs petits camarades ou de ces adultes qui érigent des « murs de cons », les gens adhèrent volontairement. Nombres de start-up et réseaux sociaux exploitent très précisément la notation de personnes physiques et/ou morales. C’est le cas de Credo[7] qui s’est spécialisé dans la réputation en ligne pour les transactions commerciales ; ou encore le cas de Peeple, avant lui, pour tout ce qui touchait au professionnel et aux relations amoureuses.

Ces pratiques sont relativement récentes du point de vue de nos sociétés occidentales, mais sont pourtant légion à l’extérieur de nos frontières. A l’heure où Hong Kong envisage de brider l’internet pour éradiquer ses mouvements de contestation, la Chine se vante même de pouvoir prochainement contrôler et diffuser la réputation de l’ensemble de ses concitoyens[8]. Son système de crédit social, qui n’est autre qu’une bonne note attribuée au « bons » citoyens (et vice-versa), promet de rendre la vie difficile aux patriotes récalcitrants.

Mais puisque les puissances politiques et économiques ne font rien pour éviter les dérives de ce système, et quelles les encouragent même, comment l’individu peut-il résister ?

Comment peut-il passer outre les mailles d’un filet qui se resserrent loi après loi, Gafa après Gafa. On pense à tort que l’anonymat, qui est pour certains le fondement du world wide web, permet de s’affranchir de cette traçabilité. Mais l’anonymat est un luxe, réservé à quelques démocraties, et amené à disparaître : le président français lui-même prônait en janvier « la levée progressive de toute forme d’anonymat » [3]. Ce faisant, il emboîte le pas à Pékin qui impose, depuis 2011, aux utilisateurs des réseaux sociaux à s’inscrire avec leur véritable identité.

Sources:
[1] https://www.washingtonpost.com/technology/2018/08/21/facebook-is-rating-trustworthiness-its-users-scale-zero-one/

[2] https://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/2018/08/22/32001-20180822ARTFIG00084-pourquoi-facebook-attribue-une-note-a-certains-de-ses-utilisateurs.php

[3] https://www.lemonde.fr/pixels/article/2019/01/30/la-democratie-ne-peut-exister-que-grace-a-une-saine-dose-d-anonymat_5416737_4408996.html

[4] http://www.leparisien.fr/international/alex-jones-censure-comment-le-roi-des-complotistes-s-est-mis-les-geants-du-web-a-dos-07-08-2018-7846266.php

[5] https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89pisodes_de_Black_Mirror#%C3%89pisode_1_:_Chute_libre

[6] https://www.marianne.net/societe/pourquoi-la-levee-de-l-anonymat-sur-internet-ne-mettra-pas-fin-aux-delits-en-ligne

[7] https://www.credo360.com/

[8] https://fr.wikipedia.org/wiki/Système_de_crédit_social